Portrait de chercheur.e : Benoît Schmutz, professeur associé au département d’économie de l’Ecole Polytechnique, membre du CREST et de l’IPP, actuel titulaire de la Chaire Professorale Jean Marjoulet.
Quel est ton parcours ? Quels sont tes sujets de recherches ?
J’ai toujours été intéressé par les questions d’aménagement du territoire et d’urbanisme. Après une licence d’urbanisme, j’ai poursuivi un parcours en géographie et j’ai étudié les déterminants de la mobilité résidentielle dans l’Afrique du Sud post-apartheid, ainsi que les formes urbaines liées à la coexistence, au sein des métropoles contemporaines, de groupes sociaux d’origine et d’histoire très diférentes. J’ai naturellement bifurqué vers l’économie, qui me paraissait ofrir une palette d’outils utiles pour étudier ces questions, et j’ai écrit une thèse sur le logement des immigrés africains en France. Depuis, j’ai travaillé sur des questions essentiellement liées à l’économie urbaine et l’économie du travail : comment recherche-t-on un emploi en dehors de son lieu de résidence ? quels liens y-a-t-il entre le fonctionnement du parc de logements sociaux et la ségrégation des immigrés ? peut-on aider les quartiers pauvres et enclavés en incitant les entreprises à s’y installer par le biais de politiques fscales avantageuses ? J’ai peu à peu élargi le champ de mes recherches pour y inclure des thématiques liées à l’économie politique, ainsi qu’aux efets de pairs dans l’apprentissage.
Que représente pour toi cette nomination à la Chaire Jean Marjoulet ?
Je suis très honoré par cette nomination, à la suite de chercheurs de haut niveau en mathématiques, informatique et physique. L’économie fait partie intégrante du domaine d’excellence de l’Ecole Polytechnique et cette reconnaissance est aussi celle du département, et du CREST.
Quels sujets de recherches souhaites-tu approfondir au sein de cette chaire ?
Mon projet s’intéresse à une vieille question, peut-être pas aussi ancienne que les villes elles-mêmes, mais certainement multiséculaire, à savoir si les villes, autour desquelles la civilisation que nous connaissons s’est construite, sont vouées à disparaître, face à l’accumulation des difcultés si souvent dépeintes par les récits dystopiques d’anticipation. Ce discours est assez saillant aujourd’hui, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans les pays les plus développés, l’exode rural est terminé : en France, par exemple, le solde migratoire entre ville et campagne s’est stabilisé depuis près de 50 ans. Cette observation est liée, de façon complexe, au processus de désindustrialisation en Europe et en Amérique du Nord : la création de richesse en ville n’est plus directement liée aux économies d’échelles si importantes dans l’industrie. Ensuite, très récemment, la pandémie du Covid-19 a mis en évidence la vulnérabilité humaine liée aux fortes densité de population, conduisant de nombreuses personnes à réévaluer la nécessité de résider en ville. Cependant, ces phénomènes, de très long terme pour l’un, ou très récent pour l’autre, sont difciles à appréhender de façon systématique pour le moment. Ils sont par ailleurs liés à un troisième déterminant : l’essor des technologies de communication, qui, en théorie, rendent la coprésence physique facultative dans les processus de rencontres historiquement facilités par les villes.
Ce mécanisme est récent : de l’ordre de quelques décennies. Il peut être étudié avec les données de plus en plus riches à notre disposition. De nombreux travaux de recherche qualitative ont depuis longtemps établi le rôle des villes dans la facilitation des interactions sociales, depuis l’agora antique. Y répondre de façon quantitative et statistique nécessite un grand nombre de présupposés méthodologiques. Je pourrai m’appuyer sur le cadre développé par l’économie urbaine, qui conçoit la ville comme la rencontre entre un marché de consommation, un lieu de production, sous des contraintes technologiques liées notamment aux déplacements quotidiens, à la concurrence des usages alternatifs de la terre et aux problèmes de construction. Les villes, plus coûteuses à l’usage, ont néanmoins l’avantage de rendre les agents plus productifs : ce sont les économies d’agglomération. Ces dernières sont de nature diférente : la densité permet le partage de ressources indivisibles, elle favorise la transmission des savoirs, et elle augmente la qualité et la vitesse des rencontres : c’est à ce dernier mécanisme que mon projet s’intéresse. Bien entendu, qualité et vitesse des rencontres sont difciles à mesurer : on n’observe généralement pas les rencontres qui n’ont rien donné ; quant à la qualité, elle est en partie subjective, et requiert une modélisation préalable, ou bien l’emploi de variables proxy, comme la durée des appariements réalisés.
Toutefois, ces économies d’appariement sont remises en cause par la montée en puissance de technologies qui permettent des rencontres dans l’espace, non plus géographique, mais numérique. Ces technologies bouleversent de multiples aspects de la vie sociale, à des degrés divers, et on peut se demander si, aujourd’hui, les rencontres sont toujours plus rapides et plus efcaces en ville. Il est possible que ces évolutions ne jouent que sur les premières étapes du processus d’appariement : la mise en relation, mais que la conclusion d’un accord soit encore largement tributaire d’interactions en présentiel. Par ailleurs, d’un point de vue théorique, l’économie géographique et l’économie du commerce international ont bien montré que l’impact des frictions spatiales sur les inégalités spatiales n’était pas monotone. Dans certains cas, diminuer ces frictions peut au contraire renforcer le pouvoir d’attraction des grandes métropoles. Enfn, ces technologies numériques ne sont pas neutres, et sont elles-mêmes soumises à des phénomènes de types gravitaire, liées aux algorithmes de recommandation, par exemple.
Les rencontres concernent le marché du travail, la mise en couple, la poursuite de loisirs, ou encore la mobilisation politique. Ces diférentes thématiques peuvent sembler disparates. Cependant, elles se prêtent à la modélisation, en utilisant des outils théoriques et statistiques assez similaires, empruntés à l’économie géographique, l’économie du travail, et l’organisation industrielle. Une des astuces des modèles urbains est de supposer que chaque observation, en coupe, est le refet d’un équilibre spatial : aucun agent, étant donné ses préférences et ses contraintes, n’est capable ou désireux de se relocaliser. Cette hypothèse heuristique, plausible à court terme, permet de comparer des équilibres (mais plus difcilement, d’étudier les processus de transition entre deux équilibres). Parmi les autres outils, on peut citer la fonction d’appariement, au coeur du travail des prix Nobel d’économie 2010, ainsi que la notion de supermodularité de la fonction de production liée à l’appariement, qui mesure le niveau de complémentarité entre les parties prenantes (employeur et employé, partenaires dans un couple, élève et professeur, etc.). A ces concepts théoriques, on peut, en utilisant diférentes techniques économétriques, faire correspondre des quantités statistiques, issues de l’emploi de diverses bases de données : l’une des ambitions de ce projet et d’opérer des jonctions entre les trois types de données traditionnels : les données administratives, souvent très granulaires, ce qui est utile dans une perspective géographique ; les données d’enquête, plus précises sur certains aspects ; et les données Internet, qui, dans le meilleur des cas, combinent les atouts des deux sources précédentes, mais peuvent pâtir de problèmes de représentativité.
Grâce aux fonds mis à ma disposition par l’intermédiaire de la Chaire Marjoulet, je vais pouvoir consolider et étofer les équipes dévouées aux diférents projets, et mettre en place les conditions de fabrication et d’exploitation des diférentes bases de données nécessaires. Ce travail, sans soutien extérieur, m’aurait pris de nombreuses années, et cette chaire constitue un formidable coup d’accélérateur !
Tu as travaillé un temps aux États-Unis, bien que la géographie urbaine soit très différente, cette expérience américaine a-t-elle modifié ton regard sur la géographie économique et sociale des villes françaises ?
Je ne suis pas sûr que mon expérience de vie aux Etats-Unis ait modifé mon regard, car je travaillais déjà sur
ces questions. Cependant, mon parcours m’a, depuis longtemps, conduit à m’interroger sur les diférences entre la France et les Etats-Unis dans la prise en compte de la dimension multiculturelle des sociétés contemporaines, notamment en ce qui concerne la dimension dite « ethnique », volontairement gommée par la tradition « républicaine » française, alors qu’elle est très souvent mise en avant dans les analyses anglo-saxonnes.
La saturation des villes, l’augmentation du coût de la vie dans les grandes métropoles, et dans un même temps la désertifcation des campagnes et l’inactivité forcée des personnes due au manque d’ofre d’emploi, déséquilibrent notre société. Comment pourrait-on mieux répartir l’emploi et l’activité au sein du territoire ? Le télétravail, serait-il la solution ?
Il n’est pas à exclure que les changements technologiques en cours, notamment liés au télétravail, conduisent à un rééquilibrage partiel entre les territoires, même si son ampleur fnale dépendra également, par exemple, de l’implication des nouveaux arrivants dans les campagnes et les petites villes dans lesquelles ils ont choisi de résider. Par ailleurs, il est possible que ces mouvements, encore limités en nombre, ne bénéfcient qu’à une minorité de lieux sufsamment bien connectés aux grandes agglomérations, générant, de ce fait, de nouvelles fractures spatiales. Nous vivons une période très intéressante : comme je l’ai indiqué plus haut, il n’est pas certain que les grandes villes bénéfcient encore longtemps des avantages qui ont fait leur succès dans l’histoire, si elles ne parviennent pas à se réinventer. La solution viendra peut-être de l’urgence environnementale, car les fortes densités humaines peuvent, sous certaines conditions, aider à réduire l’empreinte environnementale des hommes. Cependant, ces sujets sont assez éloignés de mon champ de compétences !
La question du logement fait également partie de tes recherches. Tu as ainsi démontré que l’accession aux logements dans le privé pour des familles immigrées est très difcile, ainsi, ils doivent se replier sur les demandes de logements publics ou des logements parfois insalubres. Ce phénomène diminue fortement la mixité sociale souhaitée dans une démocratie telle la nôtre, que ce soit dans les quartiers riches ou dans les quartiers pauvres.… Comment l’Etat, s’il le souhaitait, pourrait-il réduire ce fossé qui se creuse entre les diférents quartiers d’une même agglomération ? Plus généralement, la géographie urbaine, influe-t-elle sur l’efficacité des politiques locales ?
Effectivement, les sociétés contemporaines sont caractérisées par d’immenses inégalités spatiales, à diférentes échelles, et les enseignements de la recherche académique sur le sujet tendent à montrer que les politiques publiques peinent à être efcaces, que ce soit pour aider à la mobilité des personnes ou pour relocaliser les activités. Cette situation est explosive, comme nous l’ont rappelé les émeutes urbaines de ces dernières semaines. Dans un opuscule publié en 2021, L’Emploi et le Territoire, je suggérais que les interventions les plus prometteuses consisteraient à agir sur l’ofre immobilière. Chercher à modifer directement les comportements de mobilité des demandeurs d’emploi ou des entreprises revient davantage à jouer sur les symptômes que sur les racines du problème, à savoir que les territoires les plus dynamiques sont devenus inabordables pour une majorité d’acteurs. En France, s’il n’y a pas de pénurie de logement au niveau agrégé, de nombreux facteurs limitent l’ofre de logement dans les grandes agglomérations. Les raisons en sont diverses, à la fois d’ordre patrimonial, institutionnel et politique. Cependant, il existe une tension entre les nécessités de réallocation régionale de l’ofre de logement et les coûts monétaires, sociaux et environnementaux associés à une croissance métropolitaine encore trop souvent synonyme d’étalement urbain. Dans le cadre des technologies de transport actuellement disponibles, cette tension n’a pas été encore résolue. Par ailleurs, les contraintes politiques locales demeurent très fortes. Dans la petite ceinture de Paris, par exemple, les candidats aux élections municipales de mars 2020 se sont souvent vus contraints de promettre qu’ils s’opposeraient à de grandes opérations immobilières futures, au nom de la « préservation d’un cadre de vie ».
L’occupation de l’ensemble du territoire durant la crise des Gilets Jaunes et plus récemment l’essor des manifestations dans des communes de moins de 15 000 habitants comme à Blain ou dans des îles comme Ouessant montrent qu’un nouveau courant de colère, plus global et moins citadin, est en train de naître ; pour certaines communes, c’est une première. Ainsi, la contestation sociale, liée à l’emploi et à la précarité, commence à s’étendre sur l’ensemble du territoire. Comment analyses-tu cela en tant que géographe et économiste ?
Comme beaucoup de chercheurs et de citoyens, j’ai été très intéressé par le mouvement des Gilets Jaunes, qui rattache la France à une dynamique plus globale, où, à la suite des Printemps Arabes, les mouvements sociaux émergent désormais de façon décentralisée, avec un rôle crucial joué par les agoras virtuelles que constituent les nouvelles plateformes numériques. Le mouvement des Gilets Jaunes est consubstantiellement lié aux possibilités de rencontres ofertes par les diférents réseaux sociaux. Sans doute son efcacité initiale, ainsi que sa grande hétérogénéité géographique, sont-elles liées à cette caractéristique. Mais il y a aussi des raisons de penser que cette dépendance numérique a contribué à la radicalisation progressive du mouvement, et à son essoufement. Les territoires peu denses qui se sont mobilisés se sont-ils davantage retrouvés « coincés » dans une mobilisation exclusivement numérique, plus susceptible de se radicaliser, ou, en tout cas, prisonniers de logiques locales empêchant la construction collective de véritables contre-propositions ? Si ces mouvements émergent uniquement en réaction, contre la vie chère, ou contre tel ou tel projet de taxe carbone, je ne suis pas certain que ces nouvelles géographies de la contestation aient davantage de succès que les anciennes.