Interview – Solenne Gaucher, lauréate 2024 du prix L’Oréal Unesco pour les femmes et la science


Solenne Gaucher, post-doctorante statisticienne, au CREST-GENES a récemment obtenu le prestigieux prix L’Oréal Unesco pour les femmes et la science. Elle s’intéresse principalement à l’apprentissage séquentiel et aux problèmes de décision séquentielle, ainsi qu’à l’apprentissage automatique équitable.

Au sein du CREST, Solenne travaille avec Vianney Perchet, chercheur en statistique et enseignant à l’ENSAE Paris sur le projet FairPlay, en partenariat avec l’INRIA.

Nous avons saisi l’occasion de ce prix pour en savoir un peu plus sur Solenne, son parcours et son travail au CREST.

Félicitations pour ce prix prestigieux ! Que représente pour vous le fait de recevoir le prix L’Oréal Unesco pour les femmes et la science ?

Je suis profondément honorée de recevoir ce prix, décerné par un jury aussi prestigieux. Au-delà de la reconnaissance de mes travaux, ce prix s’accompagne d’une responsabilité que je prends à cœur. En tant qu’ambassadrice de la Fondation L’Oréal-Unesco pour les Femmes et la Science, je souhaite soutenir activement sa mission : promouvoir une plus grande inclusion des femmes dans le domaine scientifique, qui est un enjeu fondamental pour l’égalité des genres.

A votre avis, quelles sont les raisons de la sous-représentation des femmes en science, et quel impact une meilleure représentativité pourrait-elle avoir ?

Le nombre de femmes dans les domaines scientifiques reste alarmant. En France, elles ne représentent que 29% des chercheurs en sciences, et cette proportion chute encore davantage dans des disciplines comme les mathématiques, où seulement 22% des enseignantes-chercheuses à l’université sont des femmes. Ces chiffres, bien qu’ils reflètent la faible présence des femmes dans les filières scientifiques, en sont également une des causes.

Je suis convaincue que le manque de modèles féminins visibles dans l’enseignement supérieur peut freiner les ambitions des étudiantes, les poussant à douter de leur légitimité. A cela s’ajoutent d’autres facteurs :

  • Un soutien insuffisant de l’entourage pour s’engager dans des carrières scientifiques ;
  • Un sentiment d’illégitimité dans un environnement perçu comme très masculin ;
  • Une aversion plus marquée pour la compétition, qui peut éloigner certaines jeunes femmes de filières considérées comme élitistes.

Cette situation est préoccupante, car elle freine l’égalité des genres dans notre société. Les études scientifiques ouvrent les portes à des carrières parmi les plus prestigieuses et les mieux rémunérées. Pour y remédier, il est indispensable de mener des actions ciblées tout au long du parcours des jeunes femmes, dès la petite enfance, en luttant contre les stéréotypes de genre, et jusqu’aux études supérieures, en les conseillant sur leur orientation et en les encourageant activement à se tourner vers des carrières scientifiques.

Comment pensez-vous que ce prix influencera votre carrière et vos projets de recherche futurs ?

En tant que jeune chercheuse, ce prix apporte à la fois une reconnaissance et une visibilité précieuse à mes travaux. Plus matériellement, ce prix conséquent me donne une certaine indépendance financière, et me permettra notamment de financer un séjour de recherche à l’étranger, de voyager pour présenter mes travaux et nouer des collaborations avec des chercheurs de divers horizons. Ce prix ouvre donc de nouvelles perspectives pour mes projets de recherche.

Vous avez obtenu ce prix dans le cadre de votre travail sur l’équité algorithmique. Pouvez-vous nous présenter ces travaux ?

Mes travaux portent sur les enjeux d’équité dans les algorithmes d’apprentissage automatique, ou machine learning. Pour comprendre pourquoi ces algorithmes peuvent produire des réponses biaisées, il est essentiel de comprendre leur fonctionnement : ils apprennent à partir de larges jeux de données à repérer des relations entre différents éléments décrits par ces données. Par exemple, un logiciel de génération de texte associe certains mots à des contextes spécifiques et reproduit ces associations dans ses réponses.

Cependant, si les données d’entraînement contiennent des biais, les algorithmes risquent de les reproduire, voire de les accentuer. Par exemple, des journalistes de Reuters ont rapporté qu’un algorithmes de recrutement d’ingénieurs, entraîné sur des données historiques de recrutement, reproduisait les biais présents dans les données en discriminant les candidatures féminines. De tels cas illustrent un consensus croissant parmi les scientifiques : les algorithmes de machine learning, lorsqu’ils sont formés sur des données biaisées, peuvent perpétuer ou aggraver les discriminations déjà présentes.

Mes recherches visent à mesurer et prévenir les discriminations des algorithmes. La complexité du sujet dépasse son aspect purement mathématique : une décision juste dans un contexte peut sembler injuste dans un autre, ce qui nécessité de développer différentes approches complémentaires. A court terme, le souhaite étudier certains critères d’équité spécifiques, et en particulier comprendre les conséquences de ces contraintes, et comment les intégrer dans les algorithmes. A long terme, mes recherches visent à contribuer à l’élaboration d’un boîte à outils documentée d’algorithmes équitables. Celle-ci fournirait aux décideurs des méthodes pratiques pour mettre en œuvre tel ou tel critère tout en expliquant les conséquences et les effets néfastes potentiels de ces choix.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a motivé à explorer le domaine de l’équité dans les algorithmes d’intelligence artificielle ?

Ce domaine de recherche présente deux intérêts majeurs à mes yeux. D’une part, il permet de répondre à un problème ayant un impact sociétal significatif, où les mathématiciens et mathématiciennes ont un rôle clé à jouer. D’autre part, il s’agit d’un champ de recherche émergeant et particulièrement dynamique. De nombreuses questions fondamentales restent ouvertes, et ce domaine présente des défis mathématiques vraiment captivants.

Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir une carrière de chercheuse en statistiques et en mathématiques appliquées ?

J’ai choisi de faire une carrière scientifique par passion pour les mathématiques. Je n’avais pas de métier précis en tête en commençant mes études, et pas d’autre but en tête que celui de continuer à pratiquer des sciences. Je ne visais pas un métier en particulier, mais je savais que ces études m’ouvraient de nombreuses portes. J’ai suivi, à chaque choix d’orientation, la voie qui me permettait de continuer à faire des mathématiques, qui me plaisaient particulièrement. J’ai donc assez naturellement fait un master de recherche, qui m’a conduit à faire une thèse.

J’aime particulièrement la liberté que le métier de chercheuse m’offre. En premier lieu, la liberté de travailler sur les problèmes qui m’intéressent, et de continuer à apprendre de nouvelles techniques, à découvrir de nouveaux sujets. Et, bien sûr, la liberté de choisir avec qui travailler. C’est aussi un métier qui procure un vrai plaisir intellectuel : celui de modéliser un problème réel en termes mathématiques, de réfléchir et de raisonner, de comprendre !

L’enseignement est également une partie de ce métier que je trouve vraiment gratifiante, car elle permet de mesurer immédiatement l’impact de son travail, à travers les progrès visibles de ses élèves.